A visage découvert

A visage découvert
illustration : sculpture “tête d’un savant” ; M. Thomas

La crise sanitaire nous rend inventifs ! Nous oblige à adapter nos pratiques. A quel prix ? De nouveau mots ont été créés : séances en “présentiel” et en “absentiel”, par téléphone et par visioconférence. Une séance n’est plus “une séance”. Il faut préciser.

Que se passe-t-il de différent quand le patient est là, en « présentiel » ?

Et à quoi échappons-nous dans les séances au téléphone ?

Au visage ?

Qu’est donc le visage ?

Le visage n’est rien de partiel. Il n’est, dans sa fonction de « visage » pas décomposable en regard, voix. Et même il ne se limite pas à ce qui est vu, il donne accès à autre chose.

C’est le travail d’Emmanuel Lévinas sur le visage dans son texte « Autrement qu’être ou au-delà de l’essence »1 qui m’aide à penser. Je vous propose donc un détour.

Penser l’être au-delà et autrement que dans les limites de la phénoménologie, penser un espace éthique de l’accès à la subjectivité, voilà l’horizon du texte de Lévinas. Pour ce faire, il a recours au concept du « visage ».

« Le visage » entre en relation « avant et autrement que selon le ‘voir’ de la perception »2. Au-delà de l’essence de l’être, de la conscience, « le visage » n’est pas représentable et échappe à la temporalité. Il n’y a pas de rencontre avec « le visage » dans la synchronie de l’être. Dans ce sens je ne suis pas contemporaine du « visage » qui ne peut se penser dans la limite de la temporalité du présent.

« Le visage » est appel. Il me réclame. Il y a un commandement3 venant du « visage ». Pour Lévinas « le visage me demande et m’ordonne. Sa signification est un ordre signifié »4. La signification du « visage » vient à moi sans que je l’aie voulue, choisie, acceptée. Ce qui me vient du « visage » vient alors « d’autrement » que par ma volonté d’entendre, d’être accessible et de me rendre présente. Mais ma réponse est à jamais marquée par un retard irrécupérable. « Ma réaction manque une présence qui est déjà le passé d’elle-même. […] Il me réclamait avant que je vienne. »5. La temporalité affranchie de la synchronie du présent signifie la discontinuité de la représentation, de la mémoire. L’histoire n’est pas récupérable.

La visée de Lévinas dans ce texte complexe et dense est l’accès à la subjectivité qui passe par le « me voici » à l’égard du visage. « L’identité du sujet tient ici à l’impossibilité de se dérober à la responsabilité, à la prise en charge de l’autre. »6

La transcendance constitue une visée intimement liée à la subjectivité, au « visage ». « La subjectivité en deçà ou au-delà du libre et du non-libre – obligée à l’égard du prochain – est le point de rupture de l’essence excédée par L’Infini ».7 « Le visage » est trace de l’Infini, mais trace d’une absence qui n’a jamais été présente. « Le visage » n’est donc pas le résidu d’une présence. Impossible de suivre la trace. Elle ne renvoie qu’à la trace « perdue dans une trace »8.

Encore une dernière belle citation de Lévinas : Le visage est «  trace de l’Infini qui passe sans pouvoir entrer – où se creuse le visage comme trace d’une absence, comme peau à rides »9.

Ce que je retiens pour mon propos du concept lévinassien du visage, c’est d’abord l’affranchissement de la temporalité. Il est autrement, au-delà. Dire qu’il reflète à la fois ce qui était et ce qui est, cela nous ramènerai dans les catégories que nous venons de quitter. Comment le dire ?

Sans savoir pour l’instant comment l’articuler, j’associe l’intemporalité du désir et de l’inconscient en général.

Le visage donne accès à l’épaisseur de la subjectivité. Cet accès ne peut qu’être éphémère, bref. Pendant un moment, c’est dévoilé.

Peut-on dire que le visage donne accès au traces de subjectivation ? Que par là il participe, dans le transfert, au soutien du processus de subjectivation ?

Le visage renvoie aussi à l’Infini pour le dire avec Lévinas. Dans un redoublement de l’absence : «  trace de l’Infini qui passe sans pouvoir entrer – où se creuse le visage comme trace d’une absence, comme peau à rides »10

Le visage renvoie à « la trace perdue dans une trace »11.

Le visage ouvre un espace possible et le maintient ouvert. L’espace de la transcendance. Espace de de dépassement de temporalité, liberté, conscience – au-delà de l’essence.

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1 Cf. Lévinas, E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 25. (cité désormais dans l’édition suivante : Paris, Le livre de poche, 5e édition, 2006.)

2 Faessler, M., « Dieu envisagé », in : Ch. Aeschlimann, Répondre d’autrui. Emmanuel Lévinas, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1989, p. 101.

3 Cf. Lévinas, E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 141.

4 Lévinas, E., Ethique et Infini. Dialogues avec P. Nemo, Paris, Fayard et Radio France, 1982, p.94.

5 Lévinas, E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 141.

6 Ibid., p. 29.

7 Lévinas, E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 27.

8 Lévinas, E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 150.

9 Ibid., p. 148-149.

10 Ibid., p. 148-149.

11 Lévinas, E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 150.