Dans les échanges avec son ami Pfister, Freud discute la question de l’idéal thérapeutique. C’est une interrogation qui renvoie également aux attentes sociétales, à l’ordre social. Pfister attend de la psychanalyse une amélioration de la personne morale, mais Freud défend pour le psychanalyste un espace éthique propre. Il soutient que la psychanalyse « s’exerce dans une certaine extraterritorialité de l’ordre social »1, du fait même de son objet d’étude : l’inconscient2.
Freud revendique une éthique de la vérité, qui vise « l’indépendance » du patient :
« En ce qui concerne la question de la thérapeutique, il faut que je m’exprime avec clarté. En tant que pasteur d’âmes, vous avez naturellement le droit, vous, d’appeler à votre secours tous les renforts qui se trouvent à votre disposition. En tant qu’analystes, nous sommes obligés d’être plus réservés et de mettre l’accent principal sur l’effort à faire pour donner au patient son indépendance, ce qui tourne souvent au désavantage de la thérapeutique. »3
Cette visée de « l’indépendance » du patient, Freud l’avait déjà posé en 1918, dans « Les voies de la technique analytique » :
« Nous avons délibérément refusé, de faire du patient qui, cherchant de l’aide, se remet entre nos mains, notre bien propre, de façonner pour lui son destin, de lui imposer nos idéaux et, avec l’orgueil du créateur, de le modeler à notre image, dans laquelle nous sommes censés mettre toutes nos complaisances. »4
De manière extrêmement claire, Freud met le psychanalyste en garde contre « l’orgueil du créateur », contre la tentation d’imposer dans le transfert sa vision du monde, ses normes, son idéologie – d’exercer une influence quelconque sur le cheminement propre au patient dans la découverte de son inconscient et de son désir.5
Juger ou classer les personnes d’après leur conduite – voilà le danger de la « norme ». Si le psychanalyste tombe dans ce piège, il se lie d’une façon implicite à une normativité issue du savoir6, incompatible avec l’éthique de la parole, du désir et du sujet. « Se bien conduire ça veut dire se bien laisser conduire. »7. Pour le psychanalyste Lucien Israël, le comportementalisme est toujours fasciste et éthiquement inhumain par l’évitement de la parole et par là du partage du registre symbolique, fondement de l’humanité :
« Le comportementalisme est toujours fasciste. Il suffit de voir des pratiques comportementalistes dans les institutions psychiatriques : c’est le système de la carotte et du bâton. Prenez n’importe quel psychotique et conditionnez-le à faire le beau – et à toucher un sucre quand il l’a fait, ou à être privé de nourriture et de vêtements quand il a mal fait. Même les schizophrènes comprennent ça quand ils n’en claquent pas. » [ ] Dès lors, il est clair que le choix entre le discours et le comportementalisme, c’est très exactement une option éthique : à savoir le choix entre l’idéal animal et l’idéal humain. »8
La psychanalyse, est-elle une pratique subversive ? Pour le psychanalyste Olivier Grignon, la subversivité est au cœur de la pratique de l’analyse. Là ou Sigmund Freud a opéré une rupture quant aux normes sociales et à une visée thérapeutique normative, le discours de Jacques Lacan exclut l’idée même d’un modèle :
« [Le discours lacanien est] plus propice que tous les autres à rendre compte de ce qu’il y a de plus efficace dans la clinique en excluant l’ idée même d’un modèle ; ce que j’appelle en rendre compte, c’est en rendre raison, c’est-à-dire en produire une formalisation, quelque chose de productible au regard des autres corps de pensée quels qu’ils soient, qu’il s’agisse de la philosophie, de l’anthropologie, des mathématiques, des sciences, c’est-à-dire quelque chose d’élaboré en un discours. »9
Ce qui est en jeu, c’est la liberté, la créativité, l’inventivité du psychanalyste – comme acte et positionnement éthique attestant l’émergence du sujet.
notes :
1 Jean-Michel Porte, « Éthique et psychanalyse », in Bernard Chervet et al., L’éthique du psychanalyste, Presses Universitaires de France « Monographies et débats de psychanalyse », 2011 (), p. 7-17, p. 7.
2 Cf. Ibid.
3 Lettre de Freud au pasteur Pfister du 22 octobre 1927, Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, 1909-1939, Paris, Gallimard, 1966.
4 Sigmund Freud, « Les voies de la thérapie psychanalytique (1918) », La technique psychanalytique, PUF, 2007.
5 Cf Jean-Michel Porte, « L’éthique du psychanalyste », Topique 2009/1 (n° 106), p. 79-90, p. 81.
6 Cf. Lucien Israël, op.cit., p. 36.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Olivier Grignon, Avec quoi analyse-t-on ?, Exposé du 28 juin 2007 à Reims. Source : http://www.cerclefreudien.org/avec-quoi-analyse-t-on-olivier-grignon-intervention-a-reims-28-juin-2007/